Ce souvenir retrouvé : je suis à l'arrière d'une voiture, j'ai environ huit ans. Le paysage du lac de Serre-Ponçon défile. Nous le regardons, mon cousin et moi, lorsque ce dernier m'annonce, comme si rien n'était plus naturel, que certaines personnes voient en noir et blanc et que lui-même est daltonien!
Il est sans doute loin d'imaginer à quel point je suis ébranlée. Je passe tout le trajet dans un état de stupéfaction, majoré par un arrêt devant un feu rouge: ainsi, ces pastilles rouges, orange, vertes, ne sont pas perçues par tout le monde de la même façon ! Ainsi, ce que j'appelle "jaune" n'est pas le même "jaune" pour tous ! Comment voient les autres ? Ne pourrais-je pas, le temps d'une journée, regarder le monde par leurs yeux ? Et si je ne peux pas: comment pouvons-nous nous comprendre, puisque nous n'avons pas de référence commune, de repères partagés ?
Je suis absolument déstabilisée par cet abîme soudainement découvert.
Puis monte une colère mémorable: pourquoi aucun adulte ne m'a-t-il dit cela auparavant ? Dois-je m'attendre à ce qu'on me dévoile brutalement d'autres vérités qui vont tout désorienter ? Va-t-on faire vasciller d'autres certitudes aussi solides que "la couleur d'une cerise est ce que je vois et nomme rouge" ?
J'ai huit ans, je suis devant un feu rouge qui est mon premier professeur de philosophie.
Aujourd'hui, la question m'est toujours aussi vive: comment est-ce que toi, tu vois les couleurs ? Ce bleu du coucher de soleil devant la maison que j'habitais en Polynésie, ce bleu que j'ai tant contemplé... sommes-nous tous d'accord sur le fait qu'il est bleu - ce que moi je désigne par "bleu" ?
Je n'ai plus jamais fait confiance aux couleurs. Je n'ai plus jamais fait confiance à mes yeux.
Mais je sais aujourd'hui - je le sais et cela me suffit car c'est tout ce qui compte- que cette lune sur le Pacifique, nous serons d'accord toi et moi pour lui donner le nom de celle que Rimbaud asseyait sur ses genoux: la Beauté.
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